Je repris ma lucidité alors que dans l’astral, nous étions en plein deal. « Nous » concernait un homme d’affaire qui était en train de racheter des parts à d’autres, et moi, qui l’accompagnait dans ses mouvements pour l’aider à conclure son business.
C’était un homme intelligent avec de beaux projets. Il avait l’allure d’un américain des années 50 ou 60, dynamique, honnête, et particulièrement productif et motivé. Son énergie était d’un entrain certain, et une volonté sans faille de voir un grand projet se réaliser.
En soi, ce n’était pas moi qui concluait l’affaire, mais lui. Moi, je m’assurais simplement qu’il soit protégé et qu’il puisse aller au bout de son objectif. Parce qu’en soi, l’affaire était assez coriace. Il fallait être un maitre pour faire plier la vente.
Mais la vente de quoi déjà ?… Je n’en avais aucune idée. Impossible de me rappeler à cet instant. Mais tout était tellement fluide, qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule issue.
Au détour de changements de décors, il sortit deux trois contrats, alterna les allers-et-venues, et je faisais en sorte qu’il reste en vie et que personne ne sorte une arme ou un couteau pour lui planter dans le dos. Parce que son affaire faisait grincer les dents. Pas parce qu’il était mauvais et sombre, mais parce qu’il allait gagner gros et que cela faisait des envieux, des jaloux et potentiellement attirer la pègre. Tout le monde savait ce qu’il se passait lors des rafles de la pègre. Les assassinats pouvaient être exécutés sur rien ou presque, et davantage lorsque les enjeux prenaient de l’ampleur et dérangeaient les grands groupes.
Il lançait ses proposition en apposant les chiffres avec beaucoup de subtilité, et rapidement, les concurrents s’effacèrent les uns après les autres. Quand le dernier tomba enfin, il m’attrapa par la main et s’écria tout en me tirant :
-C’est bon, je l’ai !! Je suis enfin l’unique propriétaire ! Viens-viens ! On l’a !! On l’a enfin !!
La mémoire me revint peu à peu. C’était des titres d’acquisitions. Il venait de racheter des parts de… d’un grand immeuble.. de…
Il ouvrit la voie dans les étages, et passa une dernière porte. Tout devint clair à cet instant.
-Si tu veux bien me faire l’honneur, fit-il le bras ouvert pour m’inviter à entrer.
-Mais…
-Tu le mérites autant que moi. Viens. L’immeuble est autant à moi qu’à toi… C’est grâce à toi que j’ai pu en arriver là…
Je souris.
-Hm, dis-je en passant le pas de porte.
Moquette au sol, j’entrais dans ce qu’il semblait être un coin de l’immeuble longeant les flans. Je m’attendais à voir des open spaces, mais en fait, non. Seuls restaient encore une dizaine de mobilier lourd, comme des bureaux en bois massif simples et épurés, ainsi que quelques pauvres fauteuils de luxe abandonnés.
-Ici, c’était là où il y avait le plus gros business, et c’est là où nous rentrons en premier.
Cela revenait à prendre la place des vainqueurs et à arriver en maitre. Ce qui en soi, était le cas. D’un coup, la vue m’accapara totalement.
– … Ca te fait quoi d’être la toute première à pénétrer dans cet immeuble vide et à contempler le monde d’ici ? qu’il me dit la hanche assise sur un bout de bureau restant.
-Shhhh….Tais-toi… Laisse-moi profiter quelques minutes de cet instant magique… Nous sommes en 1954 et nous venons de réécrire l’histoire de l’empire state building et de la vie de tout Manhattan. Tout va changer, c’est un moment historique qui restera à jamais graver dans la roche. … Et toi, repris-je après une pause, tu vas pouvoir maintenant accomplir de grandes choses, et faire ce en quoi tu t’es engagé.
Il acquiesça et me regarda me rapprocher de la baie vitrée.
– Quelle vue… La vue est extraordinaire… Tout Manhattan s’offre à nous… C’est juste… extraordinaire une vue pareille… On a le monde à nos pieds. Nous sommes des privilégiés, tu sais ? Jamais personne ne pourra refaire ce que nous faisons à cet instant. Jamais personne à l’avenir se retiendra à cette place, seuls dans cet immeuble. Tu devrais savourer aussi cet instant mythique.
-Je le savoure, crois-moi, affirma-t-il fièrement.
Le temps dehors était grisonnant, dans mon champs de vision, sur la gauche, se trouvait une tour qui m’obstruait un peu la vue. Nous n’étions clairement pas dans la moitié supérieur de la tour, mais suffisamment pour en admirer la ville. Cette tour semblait assez proche, suffisamment pour trouver que les carrés de fenêtres étaient noires et non translucides, mais bien définis. C’était l’aspect artistique et presque contemporain pour l’époque qui m’interpella. Sobre. Binaire. Structuré. A ma droite, se trouvait la ville. Toute la ville devant, là.
-Que comptes-tu faire à présent ? me demanda-t-il.
– Partir. Je vais te laisser gérer tes affaires, tu n’as plus besoin de moi… mais laisse-moi encore une minute… Je ne vivrai ce moment qu’une fois dans ma vie…
L’amérique, New York, la folie des années 50 était là. Devant moi. Le monde se construisait dans une notion de temps indéfinissable.
Puis lorsque je détournai enfin les yeux de la ville, une porte d’ascenseur s’ouvrit et un homme en sortit. Je le reconnus aussitôt. Je l’appelai par son prénom et lui me salua.
-Madame, répondit-il poliment, vous êtes à nouveau de passage ?
En posant mon regard sur lui, son apparence changea et je le vis vieillir à vitesse accélérée, comme une boucle du temps qui nous avait accompagné lui et moi. Chacune de nos rencontres se mélangèrent dans mon esprit comme des pixels qui remontaient en bazar dans une ligne du temps éparpillée.
-Hm.. Je me rappelle de toi, C’est toi qui me réceptionne à chaque fois que je viens…
-En effet, Madame, cela a toujours été moi. Je vous accueille à chacune de vos visites.
-Merci. Je suppose que tu t’es toujours bien occupé des clients de l’immeuble toutes ces années.
-Oui, Madame. J’ai toujours offert le mieux possible.
-Tu fais honneur à l’éthique, et aux valeurs que nous avons voulu pour ce bâtiment. Tu as vu l’histoire passer ici, tu l’as vu évoluer et grandir. Tu l’as accompagné avec fidélité. Tu as été pour nous un maitre d’hôtel exemplaire, merci d’être resté et de t’être occupé de tous ceux qui étaient de passage dans cette demeure.
Il inclina légèrement la tête.
-Je n’ai fait que mon travail, Madame. Toujours un plaisir de vous être utile.
-…Tiens, mais dis-moi… tu es lucide toi-aussi ? Parce qu’à cet instant, je le suis. Tu l’es également ?
– Je le suis, oui.
-Alors toi aussi tu es lucide, hein, et ça va pour toi ? Je veux dire… tu arrives à gérer ?… Tu comprends vraiment ce qu’il se passe ?
– Non, pas du tout mais j’ai appris à ne pas m’en formaliser, dit-il simplement, je le vis et fais avec sans y accorder d’importance.
Il détourna le regard et moi j’admirai sa capacité à être capable de gérer sans se poser de questions. Parce que moi, il fallait tout le temps que je comprenne les choses, mais lui vivait avec et faisait comme si de rien n’était, sans trop chercher le pourquoi du comment. C’était un fait, voilà tout. Il me fascinait autant dans sa démarche, que dans son aptitude à m’accueillir humblement tout en gérant ses tâches du mieux possible.
-Toi et moi, on s’est vu de nombreuses fois.
-A chaque fois que vous venez rendre visite chez nous, je viens à votre rencontre et vous accueille, Madame.
-Merci à toi. Nous nous reverrons, à l’occasion, je reviendrai te voir et prendre de tes nouvelles.
-Ce sera toujours un plaisir de vous recevoir, Madame.
Sa dernière apparence était frêle, il avait passé la barre des 65 ans, peut-être même 70 ans.
Cet homme avait toute sa vie géré la vie interne, et astrale de cet immeuble emblématique, il y avait de quoi implorer le respect.
En fait, le maitre des lieux ici, n’était ni l’homme d’affaire, ni moi, c’était lui. Si humble était-il, sa loyauté était digne des plus nobles de ce monde.
Sur un battement de cils, je me retournai dans le lit et rouvris les yeux. Mon dos me faisait mal, et visiblement, c’était en partie la douleur qui m’avait fait retourner sous la couette.
Je regardais le plafond, puis fronçai les sourcils. D’un coup vif, j’attrapai mon portable, et ouvris toutes les pages et documentaires d’archives possibles sur l’empire state building, puis je bondis dans le lit.
-Putain de merde… C’est quoi ce délire ?…
Il s’avérait qu’en 1954, Henry Crown avait procédé au rachat des parts de l’empire state building et en était devenu l’unique propriétaire.
Yeux écarquillés, je soupirai un grand coup en reposant le téléphone.
-En fait… dans l’histoire…, j’aide les riches et je reste pauvre, quoi. La vie de merde, en fait… Franchement, sur 86 étages, il aurait pu mettre un bureau à mon nom dans son testament. Juste un bureau, j’aurai pas dit non. Purée, j’aurai du lui donner mon vrai nom au lieu de mon nom astral. Raaahhh le boulot astral de merde !!! L’heure est grave. Il me faut des cookies.
Bonjour Camille,
J’adore cette vue et j’ai pris pratiquement la même photo quand j’étais allée à NY (le truc à touristes) – sauf qu’il faisait très beau et que tout était clair et net. J’aime bien la démesure américaine et j’ai choisi cette vue de NY pour un de mes écrans d’accueil en 2019.
Ce qui m’a fait rire c’est le lapsus révélatus « de quoi implorer le respect » … nous on t’aime et on te respecte Camille !
Bonjour Emilie,
Tu es gentille, merci !
Moi aussi je veux faire comme toi et prendre cette vue là en photo ! Un jour j’y retournerai et je mitraillerai les rues avec mon téléphone pour prendre de beaux clichés !
Bises